L’art peut-il véhiculer des « fake news » ?
Les artistes contemporains entendent porter des messages politiques et sociaux, souvent très critiques. Au prix, parfois, de l’exactitude. Au Palais de Tokyo, à Paris, on peut voir actuellement une œuvre de Jean‑Jacques Lebel intitulée « Poison soluble ». Voici un extrait du texte qui accueille les visiteurs à l’entrée de l’installation :
« “Poison soluble” est un ensemble de photographies circulant sur Internet mais invues [sic] ou mal vues, agencées de telle sorte que nous soyons forcés de les regarder. Jean‑Jacques Lebel a imprimé sur de vastes pans de tissus soixante photographies amateurs prises par les bourreaux eux-mêmes entre 2003 et 2005 dans la prison d’Abou Ghraib en Irak. Elles forment les parois d’un labyrinthe qui nous fait parcourir l’horreur de la torture. Simulacres d’exécutions, viols, humiliations : nous nous retrouvons entourés de soldats et de soldates américains posant sourire aux lèvres et pouces levés devant les prisonniers irakiens qu’ils torturent. […] Montrer la torture est une prise de position éthique, une exigence que l’artiste décide d’opposer au silence et à la résignation, c’est la révolte qui fait œuvre. »
Nobles intentions. Et certes l’installation produit l’effet recherché sur le visiteur : c’est oppressant, répugnant, horrifiant. N’étant pas critique d’art, je n’aurais rien à dire sur cette œuvre si elle n’avait la prétention de dire la vérité et, plus encore, de nous forcer à voir une vérité que nous nous cacherions, par lâcheté sans doute. Car la conception de l’œuvre repose sur un contresens profond quant à ce qui s’est passé à Abou Ghraib. Si ces photos sont scandaleuses en elles-mêmes, elles cachent un plus grand scandale encore. Ceux qui sourient sur les photos étaient des membres peu gradés de la police militaire, affectés à la garde des prisonniers. Les actes exposés ne relèvent pas de la torture proprement dite, mais de mauvais traitements (ce qui ne les rend pas acceptables pour autant, évidemment).
En revanche, de la torture authentique, systématique, planifiée, sur instruction, il y en eut à Abou Ghraib, et abondamment. Elle fut conduite par diverses agences d’État (dont la CIA), selon les ordres du gouvernement, et notamment de Donald Rumsfeld, Secrétaire à la Défense. De ces actes de torture, on ne trouve pas de photos sur Internet. Que ces soldats de la police militaire aient filmé et diffusé leurs comportements ignobles donne la mesure de leur stupidité. Pris, jugés, ils ont été lourdement condamnés. Parmi eux, pas un n’avait un grade supérieur à celui de sergent. Aucun des tortionnaires professionnels de la CIA ou des autres agences n’a été inquiété. Les crétins qu’on voit sur les photos ont servi à faire oublier des crimes bien plus graves et bien plus systématiques. Ils ont payé pour les organisateurs de la torture. Rumsfeld, Cheney et Bush ont continué à dormir dans leur lit et à jouir tranquillement de leur fortune.
Alors, que montre donc cette installation ? « Vengeance pure. Jouissance du bourreau », nous dit encore le texte de présentation. Sans doute, mais c’est la jouissance de sous-fifres, le plaisir d’imbéciles perdus dans un monde qui même pour eux était une horreur. Abou Ghraib était un enfer. Les bombardements et les attentats étaient fréquents. Les prisonniers, mélange de détenus de droit commun et de prisonniers politiques, se révoltaient souvent. Nombre d’entre eux étaient dangereux. Les gardiens devaient obéir aux ordres de personnes en civil, au statut flou, qu’il était hors de question de contredire. Ils devaient conduire les prisonniers en chambre d’interrogatoire, puis les ramener. Lorsque ces interrogatoires dépassaient les limites, c’était à eux de s’occuper des cadavres. Se trouver en présence d’un cadavre est un événement exceptionnel pour chacun d’entre nous. Pour les gardiens d’Abou Ghraib, c’était une routine quotidienne.
Dans ces conditions, sourire et lever le pouce au-dessus d’un corps, c’est peut-être une manière de se protéger, de supporter l’horreur quotidienne en prétendant faire un boulot normal. Est-ce que cela signifie pour autant que celui ou celle qui sourit se réjouit de la souffrance et de la mort ?
L’histoire d’un de ces bourreaux (incidemment, il serait urgent de donner un féminin à ce mot) est à cet égard édifiante. Sabrina Harman apparaît sur plusieurs photos. L’une en particulier (reproduite dans l’installation) l’a rendue tristement célèbre : pour la presse américaine elle deviendra une « goule », un monstre féminin se nourrissant de cadavres. L’homme au-dessus duquel elle sourit est mort à la suite d’un interrogatoire. A Harman on dit qu’il est mort d’une crise cardiaque et qu’elle doit veiller sur le corps. Harman cependant revient pendant la nuit prendre plusieurs photos du corps, comme le ferait un médecin légiste, en retirant les pansements pour montrer les blessures. C’est que Harman ne croit pas à la crise cardiaque. Le lendemain, l’homme est évacué sur un brancard, avec une perfusion, comme un blessé. Cette mise en scène achève de convaincre Harman. Elle écrit à sa compagne restée au Etats-Unis (Harman est gay), lui raconte cette affaire et lui confie sa peur et son dégoût.
Le texte de présentation nous dit encore :
« Au fond du labyrinthe, six photographies en noir et blanc des bombardements de Bagdad nous rappellent que ces scènes ne sont pas le fait de “dérapages individuels” mais le résultat d’une politique délibérée mise en place par le gouvernement Bush : une politique de la torture ordonnée et systémique visant à détruire le corps de l’ennemi par la souffrance au-delà de toute considération instrumentale. »
Mais les scènes que montre Poison soluble sont, précisément, les dérapages d’une poignée de soldats entourés de violence et d’absurdité. La torture « systémique » est ailleurs, invisible. Les dérapages de quelques imbéciles, mis en avant par les médias, ont permis de détourner l’attention du public. Imbéciles, d’ailleurs, pas tant que ça : la même personne qui pose devant un tas de prisonniers nus peut être révulsée par la torture d’État. La réalité est plus complexe que ne le suppose l’œuvre dénonciatrice. Une dénonciation efficace passe par la compréhension du système qui fait de pauvres crétins ordinaires des bourreaux, et de ces bourreaux les boucs émissaires qui cachent la vraie nature du système et protègent sa perpétuation.
Tous les faits mentionnés ici sont accessibles facilement, notamment dans un remarquable documentaire d’Errol Morris (Standard Operating Procedure, 2008). L’histoire de la soldate Sabrina Harman a été racontée par le même Errol Morris sur son blog et dans un chapitre d’un livre splendide (Believing is Seeing), qui invite à se méfier des interprétations trop immédiates des images. Qu’une œuvre prétendant nous apprendre à regarder tombe elle-même dans la fascination pour les images, au prix de l’ignorance des faits, est une ironie d’une terrible cruauté.
Hervé Laroche, Professeur Stratégie, Hommes et Organisations, ESCP Europe
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.