Vu du Moyen Âge : Philippe le Bel, un amateur de fake news
Catherine Kikuchi, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
L’information sérieuse a toujours plus ou moins cohabité avec des canulars, d’autant plus innocents que personne ne les croyaient. Quand, il y a quelques années, le site parodique du Gorafi publiait un nouvel article, tout le monde riait, par exemple au sujet du meurtre d’un malheureux qui a osé demander un pain au chocolat à Toulouse.
Avec l’élection américaine de 2016, les fausses informations ont pris une autre dimension et cette fois le phénomène ne prête plus tellement à rire… On les trouve partout, ces « informations », colportées à la vitesse des réseaux sociaux et qui ont la particularité d’être… totalement fausses. Sur des sujets sensibles et polémiques, elles confortent certaines personnes dans leurs opinions ; sans sources, sans fondement, elles se présentent bien souvent comme l’information que les puissants nous cachent, avec un arrière-goût de théorie du complot. Mais quand c’est la Maison Blanche elle-même qui produit des fake news, tout en accusant les médias de mentir, alors c’est qu’on est passé à un niveau supérieur…
Ceci étant, Donald Trump a d’illustres prédécesseurs. Certains princes et rois au Moyen Âge n’hésitaient pas non plus à colporter de fausses informations sur le compte de leurs adversaires. Et qui mieux que Philippe le Bel pour en parler ? Ça ne lui a pas trop mal réussi…
Deux mauvais caractères…
Philippe le Bel, roi de France de 1285 à 1314, n’est peut-être pas le roi de fer que Maurice Druon dépeint dans Les Rois Maudits. Mais toujours est-il qu’il avait bien compris l’importance de la rumeur, de l’information et de la réputation dans l’exercice du pouvoir. Lui, ou bien son entourage… Les conseillers du roi, notamment les juristes comme Guillaume de Nogaret, poussent Philippe le Bel à s’affirmer comme pouvoir suprême en son royaume. Mais tout le monde ne partage pas cette opinion. Le pape, qui est sorti vainqueur de son bras de fer avec le Saint-Empire sur cette même question, ne veut pas s’en laisser compter par un petit roi alors qu’il a cloué le bec à un empereur…
La question s’envenime pour des histoires d’argent. Philippe le Bel veut garder la main sur la levée des décimes, un impôt prélevé sur le clergé. Le pape, Boniface VIII, s’y oppose. Parmi les opposants à l’autorité royale, un évêque va se faire particulièrement remarquer, Bernard Saisset. Philippe le Bel et ses conseilleurs ne peuvent tolérer que le clergé français ne se comporte pas en loyal sujet de la couronne, mais en agent étranger répondant au pape. C’est alors que Philippe le Bel sort des fake news de son chapeau : Bernard Saisset serait un traître, qui aurait tenu des propos injurieux contre le roi, il est arrêté sans tarder. Lors du procès, beaucoup de rumeurs, d’ouï-dire… difficile de distinguer le vrai du faux. Mais cette arrestation d’un clerc sur les ordres du roi, un pouvoir politique ancré dans le monde d’ici-bas et non un pouvoir ecclésiastique, met le feu aux poudres. Boniface VIII fulmine, menace de déposer le roi et n’écrit pas moins de trente bulles sur le sujet dans le seul mois de décembre 1301.
Admettons que ni Philippe ni Boniface ne devaient être très faciles à vivre…
Les fake news et la mort d’un pape
Boniface VIII va plus loin. Il affirme de façon durement condescendante que le roi est soumis au pape et que le pape est supérieur à toute autorité temporelle. Là encore, Philippe le Bel et ses conseillers doivent réagir vite. L’emportement du pape risque de ruiner tous leurs efforts pour faire de la monarchie française un pouvoir souverain et indépendant dans un État moderne. Les fake news prennent un tournant plus grave, plus irrémédiable aussi. Philippe le Bel accuse Boniface VIII d’hérésie et de se livrer à des actes de sorcellerie. Crime suprême qui justifierait sa déposition !
Le roi envoie son conseiller, Guillaume de Nogaret, avec une troupe, pour contraindre le pape de se laisser juger par un concile. Nogaret débarque à Anagni, la résidence d’été du pape, et le fait prisonnier après avoir pris le palais d’assaut. Certains racontent que les compagnons de Nogaret auraient giflé le pape… Légende ou non, peu importe. Mais cette fois, des fake news ont entraîné l’emprisonnement du pape, pouvoir spirituel suprême de la Chrétienté, pouvoir suprême tout court si on écoute Boniface VIII, et par qui ? Par un sbire, un petit noble français. Boniface VIII ne s’en remettra jamais. C’est un vieillard irrité, qui avait vu dans sa jeunesse un pape destituer un empereur. Il en avait gardé une idée de grandeur qui s’effondre aux pieds de Nogaret. Boniface meurt un mois après l’attentat d’Anagni.
Les Templiers, fake news par excellence
Philippe le Bel et ses conseillers n’en étaient encore qu’à leurs coups d’essai. L’une des plus célèbres fake news du Moyen Âge, celle qui fait encore couler tant d’encre, c’est le procès des Templiers. Nogaret avait déjà orchestré les rumeurs touchant Boniface VIII, il lance une campagne de plus grande ampleur visant à diffamer les Templiers. Tout y passe : crachat sur des crucifix, baiser rituel sur l’anus comme pacte avec le mal, sodomie entre les membres de l’ordre, idolâtrie, incroyance… Si le procès reposait sur des fautes réelles, l’ensemble donne une image tout à fait fantasmée de l’ordre.
Et ça marche : le procès est mené tambour battant par le pouvoir royal. Le nouveau pape, Clément V, laisse faire. Philippe le Bel peut assumer seul le rôle de sauveur de la Chrétienté contre cette nouvelle hérésie qui la menace, sans l’intermédiaire du pape. On connaît la fin : l’ordre est dissout, les responsables sont brûlés, les membres restant sont pourchassés. Cette histoire devient un paradis pour nouveaux complotistes, pour créateurs de jeux vidéo et chercheurs de trésor… Beaucoup d’autres fake news en perspective.
Le pouvoir de l’information
Pourquoi tant de rumeurs ? Tous les puissants utilisent à plus ou moins bon escient les fausses informations, mais Philippe le Bel est passé maître en la matière. C’est que toutes ces affaires ont un intérêt crucial pour lui. Elles doivent faire du roi le maître en royaume, souverain de tous ses sujets, et ne dépendant d’aucun autre pouvoir, surtout pas celui du pape. Il faut alors discréditer ceux qui se dressent contre la mise en marche conquérante de cette nouvelle machinerie, qu’on appellera État moderne. Les fake news sont un instrument au service de la construction de la monarchie française.
Et aujourd’hui ? Les fake news aux mains de la Maison-Blanche sont clairement un instrument au service de quelque chose, mais de quoi ? Pas sûr que Trump lui-même le sache. Mais quand les puissants se mettent à instrumentaliser les nouvelles au point de les pervertir, on peut être sûr qu’un nouveau pouvoir se met en place qui cherche à abattre ceux qui se dressent contre lui. Quand Trump balaie d’un revers de main les représentants de la presse américaine en les accusant de « very fake news » et qu’il propose ses « alternative facts », il faut sans doute se demander pourquoi la liberté de la presse lui apparaît si menaçante. Peut-être parce qu’au pays des checks and balances, de la balance des pouvoirs, la presse apparaît encore comme un contre-pouvoir à supprimer pour quelqu’un qui souhaite s’affranchir de toute notion du réel en politique.
Catherine Kikuchi, ATER à l’Université de Versailles Saint Quentin, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.